La part autobiographique est considérable dans ce premier livre de Fayçal Abroug. En effet, pour les lecteurs friands de détails croustillants sur la vie de l'auteur, « Bayn al kalb wa dhi'b » («Entre chien et loup ») fournit une riche matière qui couvre l'ultime quart du livre (près de cinquante pages). En fait, Fayçal Abroug lui-même se montre curieux de savoir ce que le sexagénaire qu'il est aujourd'hui a retenu de cette existence dont les bornes semblent se fixer entre son début de vieillesse et la fraîche enfance de sa petite-fille « Sarra-Line », alias « Minoucha ». Personne peut-être n'aurait rien trouvé à y redire si l'histoire s'intitulait « Le vieil homme et l'enfant », tant le récit ressemble à un conte à travers lequel s'exprime le désir profond de retrouver l'innocence et la simplicité perdues. « Entre chien et loup » est en effet une tentative de dissiper le brouillard qui enveloppe l'histoire personnelle de son auteur, et en même temps, un effort généreux pour voir clair dans le présent et le passé de la Tunisie et du monde arabo musulman. Il s'agit de retrouver une cohérence entre soi et l'évolution du monde autour de soi ! Quête balbutiante Cela commence à la manière d'une fiction allégorique sur la Révolution du 14 janvier 2011, mais au fil de la narration les bifurcations se multiplient et le texte de nous promener entre ses nombreuses escales. Au gré des réminiscences de l'auteur narrateur, on croise des figures très familières, rassurantes, angéliques même ; ou bien des visages étranges, intrigants, voire franchement effrayants. Fayçal Abroug tente à chaque fois de répondre aux questions qui l'assaillent en face de ces contradictoires coïncidences ; il s'efforce aussi de comprendre les origines de la cassure fatale qui a comme écarté les Arabes et les Musulmans de la marche humaine vers le Progrès et le Bonheur. Dans « Entre chien et loup », le lecteur est engagé presque à son insu dans une balbutiante quête du maillon manquant (ou faible) à l'origine de cette défaillance historique. C'est également un récit sur les espoirs déçus et les rêves brisés après l'euphorie des premiers jours du Printemps arabe. Fayçal Abroug remonte le plus loin possible dans ses souvenirs pour retrouver un semblant d'explication à ce désenchantement de plus en plus partagé. Ulcération et aigreurs On perçoit sans peine, dans ce texte pourtant riche en autodérision, l'amertume et l'ulcération de l'homme et du militant qui l'a écrit : contrarié jusque dans ses idéaux humanistes et humanitaires les plus candides et dans son aspiration légitime vers une Tunisie meilleure, l'auteur émaille d'aigreurs diverses son témoignage sur la tournure désastreuse qu'ont prise les événements après les élections du 23 octobre 2011. Il s'en prend alors à lui-même en premier, puis à une certaine intelligentsia stérile ou déconnectée du monde, sinon à une élite politique plus soucieuse de ses ambitions partisanes que des intérêts majeurs de la Nation, ou alors à tout un système éducatif sans projet réellement civilisateur, ou encore aux démoniaques maîtres (chanteurs) des médias locaux et étrangers, ou bien à des forces étrangères malveillantes, bref à une foule de « mauvais » acteurs qu'il met tout ensemble sur la sellette et dont il dresse successivement et parfois confusément les procès. Fulgurations La structure d' « Entre chien et loup » peut choquer, à tout le moins désarçonner le lecteur qui risque de déplorer l'évidente discontinuité entre les faits relatés et entre les sections du livre. A vrai dire, il ne s'agit pas d'un roman ni d'un témoignage conventionnel : Fayçal Abroug reconnaît lui-même dans son texte que le récit y est tributaire des fulgurations plus ou moins homogènes et ordonnées des réminiscences du narrateur. L'excès de digressions, le caractère presque décousu de l'histoire, la disproportion entre le volume consacré aux différents épisodes, tout cela s'explique à notre avis par un choix délibéré de l'auteur, lequel ressemble dans la convocation et la transcription de ses souvenirs à un téléspectateur qui voyage d'un satellite à un autre et d'un canal à un autre ! Comme devant son téléviseur, Fayçal Abroug zappe sur sa propre commande mémorielle et s'attarde plus ou moins consciemment sur les « stations » de sa vie présente et passée qui éclairent le mieux son itinéraire personnel et sa contribution à l'aventure humaine !
Badreddine BEN HENDA
* « Baynal kalb wa dhi'b », texte arabe, de Fayçal Abroug, Al Wassiti Editions, janvier 2013, prix public : 10 d.t.