Les conditions pénibles du travail des magistrats La profession de magistrat accorde, certes, à ces praticiens un statut social prestigieux ainsi qu'une rémunération jugée importante en raison des hautes responsabilités décisionnelles dont ils disposent, en plus des diverses prérogatives immunitaires et financières dont ils peuvent jouir. Toutefois, l'arbre ne peut cacher la forêt, surtout au niveau des conditions de travail qui sont des plus lamentables, dans plusieurs régions de la République. Dans quelles conditions travaillent les magistrats tunisiens ? Comment la justice peut-elle être fonctionnelle en l'absence de bonnes conditions de travail ? Est-il possible de parler de justice quand le juge ne dispose pas des moindres nécessités de base ? Le magistrat qui applique la justice veille au respect des lois et ordonne de pénaliser les criminels et les hors- la-loi au nom de la loi, peut, lui aussi, avoir des soucis de travail et endurer des circonstances inconvenables pour pratiquer son métier, en raison de plusieurs facteurs. Les représentants de la justice vivent des conditions de travail lamentables avec l'exiguïté des espaces, dans plusieurs tribunaux. Ils font face, en outre, à des tentatives pour influencer le cours des affaires, en plus de l'insuffisance des mesures de sécurité, en cette période où le pays doit faire face aux fléaux du terrorisme et de l'extrémisme. Le ministre de la justice, Mohammed Salah Ben Aissa, a inspecté à plusieurs reprises des tribunaux et a constaté les conditions pénibles du travail des chefs de circonscriptions, des greffiers et des auxiliaires de justice. Il a jugé la nécessité d'une réforme urgente, et c'est dans ce contexte qu'on a pris les témoignages de quelques juristes concernés, Maitre Mourad Bdiri, avocat : Surpeuplement et insuffisance des salles d'audience Me Mourad Bdiri, avocat indépendant, a confirmé à ce propos que « le tribunal de première instance de Bab Bnet à Tunis ne répond pas aux conditions de sécurité et de fonctionnalité bien qu'il soit considéré comme le plus important tribunal en Tunisie, surtout qu'il traite les dossiers de terrorisme et d'autres dossiers fondamentaux, et au vu du grand nombre des justiciables qui passent sous son toit tous les jours. La première chose à remarquer dans ce bâtiment c'est le surpeuplement. Cela va engendrer un grand ralentissement du traitement des affaires déposées devant le tribunal. D'ailleurs, les affaires urgentes telles que les personnes qui ont besoins d'autorisations urgentes ou d'un arrêt de travail peuvent rester en attente une période de six mois. D'un autre côté, le nombre de salles d'audience est très restreint par rapport au nombre gigantesque des affaires, et dans ce grand bâtiment il existe seulement huit salles d'audition. En outre, il se peut que parfois le juge ait à sa charge 250 dossiers d'affaires par jour. S'il consacre deux minutes pour consulter chaque affaire séparément, cela prendra en moyenne 500 minutes, et dans ce cas l'avocat qui vient à 9h du matin au tribunal doit attendre le passage de l'affaire de son client et est obligé des fois de rentrer à une heure tardive, ce qui pourra perturber son travail et lui faire perdre beaucoup de temps à lui et à son client. Il existe également des problèmes d'ordre structurel qui font perdre beaucoup de temps au magistrat ainsi qu'à l'avocat et ce, à cause des multiples procédures futiles telles que le fait qu'un avocat assiste à une audition qui dure 10 heures dans l'attente d'une simple réponse favorable ou défavorable du juge concernant une affaire et parfois pour une demande de report de l'examen d'une affaire. Le traitement informatique a, pour sa part, beaucoup de lacunes. En effet, il existe des guichets où on gère encore des dossiers d'une façon manuelle et on sauvegarde les dossiers d'affaires en des dossiers en format papier » Fayçal Bouslimi, substitut du procureur général : Les mauvaises conditions du travail des magistrats perturbent le travail des avocats Et sur ce même point, M. Fayçal Bouslimi, substitut du procureur général de la cour d'appel de Tunis, affirme que « sur le plan matériel, et cela concerne les tribunaux de la capitale, généralement chaque circonscription judiciaire a son propre bureau, de telle manière que chaque chef de circonscription soit indépendant dans son bureau trop modeste qui se compose seulement d'une table et une chaise. Les 4 ou 5 autres magistrats placés sous son commandement ne disposent pas de bureaux propres à eux mais partagent avec lui ce petit espace, et c'est dans ce même bureau que se déroulent les investigations avec les partis en litige telles que les affaires civiles ou les affaires prud'homales. Il se peut aussi qu'on utilise ce même bureau à tour de rôle. Si par exemple un collègue qui appartient à une autre circonscription et qui a déjà prêté son bureau, a besoin lui aussi d'un local pour exercer son métier d'une façon temporaire, sans oublier le fait que, parfois, deux substituts de procureur partagent un grand bureau et cela peut nuire parfois au secret professionnel. » Les magistrats sont alors obligés de ramener les dossiers d'affaires chez eux pour les examiner tout en courant plusieurs risques de pertes ou de dégâts. Sachant que l'ensemble des litiges susceptibles d'être tranchés en justice a doublé depuis 2011, la circonscription de la Cour d'appel de Tunis qui comprend les tribunaux de première instance de Tunis, Manouba, Ben Arous et Tunis 2 gèrent plus de 60% des affaires de litiges de tout le territoire tunisien, d'autant plus que les sièges sociaux des grandes sociétés se trouvent à Tunis en plus de la question de la compétence territoriale. Cela mène à une centralisation qui se voit bloquante puisque les tribunaux de Tunis ne possèdent pas les moyens suffisants pour traiter ce grand nombre d'affaires. Par conséquent, le magistrat a deux solutions : soit d'examiner les dossiers d'affaires et de prendre tout son temps et de satisfaire toutes les modalités possibles et de rendre justice et cela prendra beaucoup de temps aux dépens des autres dossiers, soit il sera obligé de décider un jugement précipité en raison d'une contraintes de temps, ce qui ne permettra pas de faire toutes les investigations possibles et donc un jugement, parfois, pas équitable ou non effectif. Conditions de sécurité très précaires et interférences dans le cours de la justice Après la révolution, les failles du système judiciaire sont devenues plus claires, surtout avec l'apparition de nouvelles donnes avec la mafia de la contrebande, le trafic de drogue, l'extrémisme religieux et le terrorisme. Auparavant, les membres de la sécurité désignés dans les tribunaux se la coulaient douce et n'avaient pas grand-chose à faire et, même, les criminels et les délinquants sont conduits aux tribunaux avec une escorte réduite des services pénitentiaires. Rares sont les fois où on avait entendu parler d'évasion de criminels des tribunaux La situation est devenue différente, actuellement, avec des criminels, des contrebandiers et des terroristes qui n'ont plus rien à perdre. Ces derniers jours, l'affaire de la fuite d'un trafiquant de drogue et d'un assassin du tribunal de Kasserine, dans la nuit du lundi à mardi, a fait la une de tous les journaux de la place. Bien qu'ils soient classés très dangereux, avec une peine de perpétuité pour le meurtrier et de 11 ans de prison ferme pour le trafiquant de drogue, les deux malfrats n'étaient « escortés » que par deux agents de sécurité et il est possible qu'ils aient pu bénéficier d'aide extérieure pour leur évasion. Par ailleurs, des dérapages sont constatés, depuis la révolution, avec des interférences extérieures et des tentatives d'influence du cours de la justice, alors que la loi est très ferme et ne permet pas de publier des déclarations ou les détails des affaires en cours. Il suffit de voir l'étalage des affaires qui n'ont pas été tranchées, les déclarations tonitruantes des avocats, des plaignants et des défendeurs pour se rendre compte que les dérapages sont très importants, à ce niveau, et on ne sait plus à quel saint se vouer pour que la justice suive son cours, normalement. Certes, il y a une certaine passivité des organismes défendant les intérêts de la magistrature et des magistrats, mais pour le bien du pays il est important de sévir contre toutes ces interférences Le système judiciaire tunisien en décalage par rapport aux standards internationaux Le système judiciaire Tunisien est jugé en décalage par rapport aux standards internationaux, car aujourd'hui en Europe on parle déjà d'une notion juridique de « délai raisonnable », tandis que les tribunaux tunisiens souffrent encore d'un grand blocage et sont loin d'atteindre ce niveau. Dans le cadre de la modernisation de l'appareil judiciaire, un bureau tunisien a proposé de créer une application qui pourra faciliter le travail des magistrats et leur permettre de gagner beaucoup de temps. Un système informatique sera mis en place et son contenu sera défini par un comité de pilotage qui a tenu plusieurs réunions en vue de communiquer les besoins des magistrats en cette matière. Par contre, les autorités peuvent trouver une solution à l'encombrement que connait le tribunal de première instance de Tunis en séparant les espaces, en consacrant au registre de commerce, l'espace de la justice de la famille et celui de la justice de l'enfant et en déplaçant ces derniers vers d'autres locaux pour que les magistrats puissent travailler dans un environnement un peu plus favorable et avoir la possibilité d'exercer leur métier dans des conditions plus favorables. De même il est, aussi, nécessaire d'ouvrir la porte aux recrutements de nouveaux magistrats en vue d'alléger la situation. Pour ce qui est de l'absence de conditions favorables, on note aussi l'exemple des auditions de conciliations qui se déroulent dans l'espace de la justice de la famille, en face de des bureaux d'investigations, d'où les couples en cours de divorce se trouvent dans le même couloir et partagent une même salle d'attente avec les terroristes et les criminels, ce qui pourra perturber l'atmosphère des justiciables ainsi que celui du juge de la famille. Tout compte fait, le système judiciaire tunisien qui connait un manque cruel de moyens est considéré en décalage sur plusieurs plans par rapport aux normes internationales et il est loin d'être le modèle souhaitable pour répondre à l'ensemble des missions de la justice. Une vraie volonté doit s'imposer de la part de l'Etat, en plus de l'exigence de la conscience de la société civile à l'importance du rôle que joue le pouvoir judiciaire afin de contribuer à la paix sociale et d'avoir plus de confiance dans notre système judiciaire. Faouzi Snoussi et Monia Lagha