Si les revendications du 14 janvier se sont portées sur la liberté, la justice, la morale politique, la transparence de la gestion publique, la bonne gouvernance, le droit des régions à la dignité et au travail, y compris par la remise en question de l'ensemble du legs de l'Indépendance nationale depuis 1956, désormais la plupart des Tunisiens - ayant participé ou pas à son avènement - voudraient s'accorder leur révolution, comme pour rompre définitivement avec les méandres brumeux de la tyrannie, de l'absolutisme, de l'autoritarisme et de la dictature. Quiconque a semé des privilèges, dira Claude Tillier, doit recueillir des révolutions. Néanmoins, la Tunisie, vingt mois plus tard, est inquiète, fébrile, douteuse et soupçonneuse. Elle continue d'osciller entre politique et problématique, avec la peur ressentie qu'elle ne connaisse, plutôt que la révolution l'involution, à même de la trainer dans l'obscur, ce que d'aucuns redoutent. Mesdames et Messieurs les politiques la préfèreraient ainsi, quoi qu'il en soit et tant que doit triompher- en toute situation, en tout lieu- leur soif insatiable pour l'autorité et le pouvoir. Rien que pour cela ! Alors, comment repenser le devenir de la révolution, sa nature, sa profusion et sa déclinaison ? Car l'instant révolutionnaire n'est rien, seul ce qui peut en venir compte vraiment, forcément. Cette réalité fait de la révolution tunisienne une aspiration, encore une aspiration, toujours une aspiration, l'acquis n'étant pas seulement de s'exprimer de manière antagonique et publiquement contradictoire - quoi que cela participe au débat démocratique - mais de métamorphoser un état d'esprit en nous et dont la part individuelle de chacun a concouru quelque peu à la faillite du passif politique que nous déplorons. Le culte de la personne, l'égocentrisme ont été autant d'occasions manquées de dénoncer des pratiques systémiques ancrées. Au contraire, elles ont été répandues, consacrées comme non-valeurs d'une société bercée par le silence, la connivence et l'hypocrisie. L'avenir de la révolution tunisienne, serait-il dans l'acception de la modernité comme référentiel inaliénable à sa réussite, soit les valeurs du travail, du progrès, du plus-être, du mieux-être? Sinon, comment l'adapter au particularisme tunisien? Le paradigme de la modernité est si variable, selon les contextes sociaux qui l'impriment et le cultivent, au fil du temps, avec réticences et résistances. Toute culture sociale et politique s'en accommode à sa façon, ayant une mémoire et une histoire propres. Même si l'universalité des droits à la vie et au progrès porte l'aspiration de l'homme à se montrer réactif à sa citoyenneté, participatif à ses modes de représentativité sociale, il y a lieu de constater que le schéma théorique voulu par les lumières se réalise selon des niveaux de variabilité en Occident comme ailleurs. D'où ce constat exprimé par Jean Jacques Rousseau que je partage ici, on jouit moins de tout ce qu'on obtient que de ce qu'on espère. A voir de plus près la réalité tunisienne postrévolutionnaire, c'est tout le contraire qu'on présage. Le legs de Bourguiba, relatif aux lumières, à la modernité et aux emprunts idéels et intellectuels occidentaux est contesté, voire remis en question. Partis conservateurs et groupuscules d'obédience islamiste estiment que la Tunisie - depuis plusieurs décennies - s'est déracinée là même où elle s'est sciemment détournée de ses valeurs identitaires indépassables, selon eux, celles d'une arabité et d'un Islam éternels, et que le temps politique est venu pour y pallier. Qui plus est, la révolution du 14 janvier serait-elle venue rompre avec un passé réformateur presque deux fois centenaire en Tunisie, depuis le XIXème siècle, avec Ahmed Bey, Khereddine Pacha, Abdelaziz Thaalbi, Tahar Haddad, Mohamed Snoussi, Habib Bourguiba.… où elle a été devancière, voire pionnière pour annoncer ‘Ahd al-amân, la rédaction d'une première Constitution dans le monde arabe, l'abolition de l'esclavage, l'établissement d'un enseignement plurilinguistique, la promotion des droits de la femme en Code du Statut personnel, l'interdiction de la polygamie, l'obligation scolaire, l'instauration du planning familial...Victor Hugo disait que toute révolution commence par écrire son propre lexique, voire dictionnaire. Alors pour le cas de la Tunisie postrévolutionnaire, de quel nouveau dictionnaire et de quel nouveau lexique devra-t-on nous convaincre et nous imprimer ? (à suivre)