« Il est aussi des Ecrivains zélés qui travaillent dans l'obscurité ou à réfuter les opinions des Novateurs, ou à armer et à diriger la puissance des loix contre leurs personnes, afin que la sévérité des peines et la grandeur des supplices, les contenant dans les bornes du devoir, fasse sur eux, ce que n'a pu faire l'amour de la vertu ». Eymeric Nicolas, Le Manuel des inquisiteurs, Lisbonne, 1762, pp. 12-13 Les islamistes, qui ont fait main basse sur la révolution tunisienne, font partie de cette caste de perroquets « zélés » dont l'objectif, immédiat et à long terme, est d'imposer à tous la volonté du Ciel, lequel, de tous hommes, les aurait délégués, eux, pour parler en son nom et défendre ses intérêts sur terre. Le résultat ne s'est pas fait attendre. Aussitôt après leur frauduleuse prise du pouvoir, ils ont commencé par identifier l'ennemi à combattre. Il s'est donc rapidement opéré un tri selon lequel les présumés citoyens tunisiens – rapidement convertis en communauté de croyants – ont été répartis en deux catégories : celle réunissant les bienheureux conformistes, en parfait accord avec le Ciel (en fait, avec la faction islamisme dominante), et celle comportant les sataniques novateurs, en parfait désaccord avec le Ciel et son porte-parole. En somme, c'est de deux partis qu'il s'agit : le premier, celui de l'immobilisme et de la mort, est présidé par un gourou qui croit que les hommes sont malléables à volonté et qu'il lui suffit de presser judicieusement pour leur imposer la forme appropriée, la seule qui leur convienne. Selon ses infaillibles vues, Dieu – incarné présentement dans sa personne à lui et parlant par sa bouche – réussit par la coercition et la terreur ce qu'il ne pourrait jamais réussir par le Livre et la bonne parole. Son excuse est que la vertu est un médicament amer que le malade ne boit que contraint. Voilà pourquoi le Gourou s'est résolu à sévir insidieusement contre le second parti, celui de l'innovation et de la vie, foyer de toutes sortes de libres-penseurs, cette engeance du diable qui estime qu'il n'y a de vertu que celle que propose, à l'homme, sa raison, poussant l'extravagance jusqu'à soutenir que la vertu du bon salaf – ô sacrilège ! – ne convient pas nécessairement au bon khalaf et qu'il est donc impératif que chaque génération, en accord avec les exigences de son temps, s'invente – ô Dieu du ciel ! – sa propre vertu ! Il est donc normal, voire légitime, que le Gourou, alarmé par les excentricités, chaque jour plus insolentes, de ces têtes brûlées, ait pris la sage décision d'éradiquer, dans la future constitution – encore en gestation à l'ANC, appelée à durer autant qu'il le voudra, lui, et ceux qui ont tâche de rendre publiques ses augustes volontés – toute référence à la charte universelle des droits de l'homme et, à cette autre hérésie, dite liberté de conscience ! Il est vrai que le Gourou s'est engagé, dans ses dernières entrevues avec les ennemis de l'Islam, d'inscrire ces prétendus principes universels dans la constitution, croyant pouvoir ainsi amadouer ces mécréants et, pourquoi pas, les convertir à ses justes vues en fin de parcours. Mais le saint homme a dû déchanter rapidement en réalisant que ces natures perverses sont tout à fait irrécupérables. Voilà pourquoi il a intimé à ses sbires de l'ANC de camper sur sa position, à lui, compte tenu du fait qu'ils n'ont pas d'autre position que la sienne. Le Gourou entend ainsi couper l'herbe sous les pieds des aventuriers qui, forts de ce droit constitutionnel, feraient de l'athéisme et du mariage homosexuel, pour ne citer que les pires abominations, des revendications aussi légitimes que l'excision, le port du niqab, le mariage coutumier, les tentes de prédication, la flagellation et la prostitution sacrée sur le front syrien ! Le Gourou a pris conscience, dans la foulée, que le succès de son projet de société pourrait être sérieusement compromis par la gente féminine qui demeure, dans sa majorité écrasante, acquise aux idéaux de son pire ennemi, le dénommé Habib Bourguiba, le bâtisseur de la Tunisie véreuse que le Gourou s'emploie, aujourd'hui, par tous les moyens, à démanteler pour lui substituer sa Cité vertueuse. En effet, c'est ce prédécesseur ombrageux qui a ouvert toutes grandes les portes de la subversion en faisant des filles d'Eve les égales des fils d'Adam. Aujourd'hui, pour parer au plus pressé, le champion de la vertu a commencé par l'essentiel : il a remis la femelle à sa place en la rétablissant dans son statut de complément, sans plus. La question féminine, le Gourou en est pleinement persuadé, est la clé du succès. S'il réussissait à domestiquer les femmes – toutes les femmes sans exception –, il pourrait prétendre avoir gagné la partie. Les hommes, par intérêt ou par lâcheté, suivront. Dans moins d'une décennie, la cité tunisienne ressemblerait, en tout, à la prestigieuse cité de Médine, aux couleurs du wahhabisme triomphant. L'histoire dirait que le Gourou de Tunisie aurait réussi l'exploit extraordinaire de donner à l'utopie une consistance toute matérielle. De tous les théologiens réformateurs qui l'ont précédé, Rached Gannouchi aurait été le seul à réussir le miracle de fonder le Paradis sur terre. Pour ce faire, ce génie hors pair aurait eu la perspicacité et l'audace d'user du tadafo' là où ses prédécesseurs idéalistes ont recouru au seul verbe. Le thaumaturge tunisien, dont les mérites de stratège et de politique dépassent de loin ceux d'Ali Ibn Abi Talib et Mou'awiya Ibn Abi Soufyen réunis, aurait compris que la nature humaine est, par essence, réfractaire à la vertu. Voilà pourquoi le leader d'Ennahdha, imbu de cet idéal fasciste, n'a pas tergiversé un seul instant. Son mot d'ordre, qu'il a fini par imposer à tout le monde, est le suivant : Sois comme moi ou disparais ! En Tunisie, que la révolution lui a livrée sans coup férir, il n'y a désormais de place que pour sa vertu. Le Gourou s'est arrangé de diverses façons pour mettre les points sur les I. C'est dans ce sens que, se disant toujours modéré et innovateur, il a prodigué sa paternité aux adeptes de l'immobilisme et de la mort, fermant les yeux sur leurs excès et leurs turpitudes. Au bout de deux ans, l'impunité aidant, les morveux du Gourou ont investi tout l'espace public qu'ils entendent réaménager, sur son ordre, radicalement. Des partis religieux, qui crient sur les toits leur haine de la démocratie, sont autorisés. Des milliers d'associations, prétendument caritatives, aux ressources illimitées, ont vu le jour. Leur principale activité est d'inviter des prédicateurs étrangers pour apprendre aux Tunisiens ignares comme exorciser les démons et – et c'est là une première – comment faire la toilette de leurs morts ! A tous ces exploits miraculeux, il faudrait ajouter le fléau des écoles coraniques et celui qui consiste dans la mise en place de véritables brigades des mœurs, dirigées par des sheikhs chevronnés. L'un d'eux, un ignare accompli, le plus représentatif du lot, exige que le ministère de l'intérieur place, au cours du prochain mois de ramadan, des caméras tout le long de l'avenue Bourguiba (toujours lui !) pour détecter les contrevenants ! Avec tout cela, soutient le Gourou, la civilité de l'Etat et la démocratie sont sauves. Les présidents de la république et de l'ANC, des laïcs convaincus, en sont les témoins. Voilà pourquoi, ils resteront à leurs postes le temps que le Gourou mette définitivement la main sur l'Etat. La rengaine de la légitimité électorale a bien fonctionné jusqu'ici. Dans quelques mois, le Gourou mettrait tout le monde devant le fait accompli en proclamant tout haut ce que ses prédécesseurs ont dit tout bas, s'inspirant tous du Grand Louis XIV, le roi soleil : l'Etat, c'est moi ! Et d'ajouter avec l'arrogance des usurpateurs, récitant par cœur les principes sur lesquels le souverain français a fondé sa monarchie de droit divin : un seul Dieu, un seul Roi, une seule Eglise. Dans l'autre camp, les coups durs se succèdent. Habib Kazdaghli, le doyen de la Faculté de la Manouba, est traduit en justice. Son procès traîne en longueur. Son crime est d'avoir empêché, comme le lui impose la loi, des étudiantes niqabées d'assister au cours toutes enveloppées. Les artistes ont été terrorisés au cours de la déplorable mascarade d'El-ebdilliya. Le calvaire, qui frappe aujourd'hui la vie culturelle dans son ensemble, continue toujours. Les jeunes Jabeur et Ghazi ont écopé chacun de sept ans prison ferme pour quelques misérables illustrations qui n'auraient pas été du goût de leurs juges ! Amina, la militante tunisienne du mouvement Femen, est traduite en justice et risque une lourde peine, allant de dix et quinze ans de prison ferme, parce qu'elle se serait permis de profaner le muret d'un cimetière. Le jour même, la justice règle en un tournemain l'épineuse affaire de l'ambassade américaine en élargissant tous les malfaiteurs, sans exception ! Pour expliquer le bienfondé de cette démarche judiciaire, il suffit de rappeler que l'inquisition est un tribunal spécialisé dans la lutte contre l'hérésie. L'exploit des assaillants de l'ambassade des Etats-Unis ne relève pas, à proprement parler, de ses compétences, contrairement aux autres affaires, dont l'impact sur la foi, vertu et la moralité publiques est considérable. C'est pourquoi, comme le souligne si bien Eymeric Nicolas, le « Tribunal de l'Inquisition », qui se propose de « réprimer l'audace impie des Novateurs et leur horrible méchanceté » (ibid, p. 13), se doit, pour l'exemple, de frapper très fort.